L’océan. Le ressac des vagues sur la grève.
L’écume en rythme irrégulier caresse les rochers.
Les bruits du monde viennent mourir sur ce rivage battu
par un vent légèrement iodé et chargé d’humidité.
Le soleil trône majestueux dans un ciel qu’aucun nuage
ne trouble et pose des reflets argentés sur l’étendue liquide.
Dans les colonnes d’air chaud qui montent de la surface de l’eau
les oiseaux planent en larges spirales ascensionnelles.
Ses longs cheveux noirs fouettés par le vent
frôlent tes lèvres, camarade. C’est une caresse
très belle et très douce. Son regard se perd
sur l’immensité de la mer. Tu observes
avec avidité son visage fin aux yeux sombres
et profonds, légèrement en forme d’amandes,
qui lui donnent un petit air asiatique. Tu l’observes
intensément. Aussi intensément que possible.
La mort rôde entre vous, indistincte et sournoise,
sans savoir encore quelle forme adopter ni lequel
de vous deux frapper en premier lieu. Tu voudrais
imprimer à tout jamais cette image dans ton esprit,
camarade. Faire une photo, à cet instant précis,
serait mal venu, une faute de mauvais goût.
C’est cependant ce qu’il te faudrait car tu ne fais
aucune confiance en ta mémoire toujours défaillante
et tu redoutes que disparaisse à jamais
le souvenir de cette précieuse minute.
Elle n’ignore pas combien tu l’aimes, camarade, combien
tu penses à elle dans tes nuits d’errance à travers les rues
délabrées des cités, combien tu rêves d’elle dans tes rares
moments de repos. Elle n’ignore pas que tu ne veux rien
oublier des instants qui vous ont réunis, que tu ne veux rien
perdre de ses baisers, de ses caresses, de son rire
moqueur, ni de ses longs silences qui te plongeaient
dans un profond désarroi. Votre histoire fut brève et violente
et vous vous êtes déchirés avec une sauvagerie de bêtes
féroces et cependant votre amour demeure infini et éternel.
Mais elle : tout à fait en dehors et ailleurs, lointaine,
sur le départ déjà, elle observe le ressac des vagues
avec la majesté distante des carnivores
qui semblent s’absenter soudain dans une méditation
douloureuse et immobile. Tu voudrais dire quelque chose,
camarade, lui adresser des paroles réconfortantes,
ébaucher un sourire, mais rien ne. Non rien.
Ton esprit est aussi vide que le ciel sans nuage. Aussi vide que.
Vous demeurez murés l’un et l’autre dans votre solitude.
Elle surtout. Surtout elle.
Seul le clapotis de l’eau sur les galets dresse un pont
invisible entre vous. Lien ténu qui s’effrite peu à peu.
Pourtant, une immense vague d’amour te submerge
à l’instant où le soleil disparaît derrière l’horizon.
Ses yeux ont embrasé ton cœur, camarade,
et toujours il battra au rythme de ses cils comme
lorsque dans vos étreintes tendrement furieuses ton regard
se noyait dans le sien. Tu sais maintenant qu’il n’y a pas
d’amour sans peines et que le bonheur a la saveur
brûlante de ses lèvres posées sur les tiennes.
Tu sais maintenant que votre amour est impossible
et qu’il n’en restera que des éclats de douleur
qui ne cesseront de t’infliger de nouvelles blessures, même
lorsque le temps aura cessé et que son souvenir ne sera plus
qu’une vieille image racornie et jaunie,
à peine lisible. Un simple mirage. Un reflet.
Alors l’absence pèsera, douloureuse et grise.
Tu le sais. Tu ne la reverra plus, camarade, et jamais plus
vos lèvres ne s’uniront. Jamais plus vos corps ne passeront
l’un sur l’autre. Jamais plus sa main ne cherchera
la tienne ni son regard ne croisera le tien.
Jamais plus vous ne. Plus jamais.
Tu as maintenant l’impression d’être infiniment ancien,
inhumainement vieux, parvenu au bord extrême de la vie,
et dans ce moment de profonde détresse savoir
qu’elle existe ne t’aide pas à trouver le monde moins laid.
Ton cœur est un tambour sans maître, camarade.
Ton cœur est un vaste cimetière, un espace de décombres
et de ruines où des ombres fantomatiques errent
en silence dans le silence. Alors te revient à l’esprit
le temps lointain où la guerre civile et le souffle
de la révolution mondiale n’avaient pas encore élevé
ce mur invisible et pourtant infranchissable entre
vos deux corps. Puis tout s’affaisse à nouveau
dans le présent très sombre.
[…]
lundi 23 juin 2008
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