mardi 29 avril 2008

Sur Pierre Jean Jouve, sur le crachat et sur la rosée

je suis bien formée. ils sont deux. les biches. le contour est poli comme l'ivoire, ainsi font les peintres dans les peintures. o madonna. mes seins. mes petits seins vous êtes des biches. [...] ce n'est pas bien. mon père, les douteux désirs. voilà trois jours que cela me prend quand je me vois dans le miroir. mon père j'aime la poésie de dante et surtout l'histoire de paolo et francesca. cette histoire sera toujours, et dieu punira éternellement ceux qui la recommenceront. j'aime la justice de dieu et je ne la comprends pas. [...] doux seins, doux petits seins, je vous enferme mais dans cette robe de soie d'argent on peut, on peut vous deviner. qu'ils cherchent, qu'ils devinent ! - je veux être pure. pure. j'aime la glace et l'acier. je n'aurai plus de corps.




de l'homme pierre jean jouve, je me suis laissé dire que la biographie est complexe, qu'une main d'évangéliste en révisa plusieurs fois les étapes, qu'il est recommandé de toute manière de n'être qu'allusif au sujet d'une existence entièrement tournée vers le grand oeuvre des poèmes des noces et du roman paulina 1880.

il y a de cela quelques semaines, j'ai pris en pleine cervelle le brûlant paulina 1880. je n'en parle que maintenant, puisque aussi bien l'on ne guérit pas du feu sans précautions respiratoires. car c'est bien de feu qu'il s'agit, ce que confirme gaston bachelard, éminent spécialiste, pris aussi de dévorations à la lecture du livre et qui confesse n'avoir cessé de trembler en le lisant.

mais dire de ce livre qu'il brille d'un feu sublime, c'est ne pas dire ce qu'il projette aussi de pulvérisations horribles et anti-naturelles. c'est ne rien dire de ses propriétés qui coagulent à la fois le crachat et la rosée. c'est feindre de penser que le livre s'est abreuvé seulement de la clarté du soleil, alors que ses formes ont poussé souterrainement d'abord dans les racines d'un vomiquier.

paulina 1880 se présente sous les espèces d'une "chronique italienne". le livre raconte l'histoire simple d'une jeune fille aux chairs épouvantées d'amour et de sexualité précieuse, dont l'âme soudain est traversée comme d'une épée par l'exaspération mystique.

torche tournée contre elle-même, feu vivant du désir placé sous l'éteignoir des clous dans les mains qu'elle se plante, l'esprit de la belle et passionnée paulina est porté à de violentes gymnastiques dont elle tient le journal. ses convulsions la mènent tout droit en pays noir, à la folie et au drame social. puis, passé le temps de la prison, une fois la chair tarie comme la calabre, pourra venir enfin la paix du coeur.




obscura et foetida.

la maladie ne donne pas ce que j'attends d'elle en élévation de l'âme, et pourtant je me l'imposerai pour briser cet intolérable enfer de silence et de misère où je suis.

je cherche une forme à voir, et c'est une substance.

ne pas laisser travailler l'intelligence.

je n'ai pas eu assez de courage, je me suis arrêtée en route, le sang n'a pas assez coulé. je recommencerai ce soir même. comme tu aimes le sang, ô mon dieu. mais je ne te laisserai pas passer sans te saisir. ma souffrance te plaira encore davantage.




ex osse sancti vincentij. c'est la relique que m'a donnée soeur perpetua. son voile noir et ses yeux clairs. que je parvienne donc, mon dieu, à cet état d'abandon ! à la désincarnation sous le voile noir.

j'embrasse la relique, je l'embrasse, pour sortir de ma torpeur.




cette fois j'ai pu enfoncer profondément, le sang a coulé, je suis plus heureuse. pendant que je souffrais, ma prière montait très haut, peut-être se trouvait-elle au bord du monde "obscurité". je l'espère, je l'espère, je n'en suis pas certaine.

il fait froid dans ma cellule. je renonce à la veste de laine. à tout prix je dois briser l'écran de verre. cet écran fait que je le vois mais en aucun moment je ne le touche. mon dieu viens-moi en aide afin que je touche dieu dans le doux rayonnement du pardon.




je suis la déchue heureuse.


texte d'antoine brea

jeudi 24 avril 2008

la montagne volante de christoph ransmayr


« Je mourus
à 6840 mètres au-dessus du niveau de la mer
le quatre mai de l’année du Cheval.

Le lieu de ma mort
se situait au pied d’une aiguille rocheuse caparaçonnée
de glace où j’avais survécu une nuit à couvert du vent. »

Ainsi commence La montagne volante de Christoph Ransmayr, romancier autrichien. Ainsi commence le récit de l’ascension par deux frères d’un « 7000 mètres » au Tibet oriental, vierge de toute tentative, entraperçu par un pilote en perdition lors de la dernière guerre.
D’occident, plus exactement l’Irlande, où Liam, le frère du narrateur, s’est construit une maison sur une île battue par les vents, en orient, avec ses hautes montagnes réservées aux dieux et aux démons.
De la mer à la terre.
Deux frères et un père, proche de l’IRA, ridicule à bien des égards, une mère partie pour un autre .
De la haine à l’amour et retour… De la vie à la mort et inversement.
Voilà le cadre d’un récit qui dépasse largement celui de l’anecdote alpiniste. L’une de ces « œuvres qui ne sont pas seulement de la littérature mais qui nous révèlent le sens de la vie, ses arcanes » nous prévient la quatrième de couverture.
Et nous évoluons effectivement dans un monde éblouissant de beauté fait de drapeaux de glace, de papillons immaculés et de colonnes blanches s’élevant dans les cieux, capable de nous offrir, outre l’aspect existentiel, une profonde méditation sur le langage et ses pouvoirs, sur l’écriture et ses possibilités.
Pour préparer le périple, Liam tisse des réseaux de mails avec l’Asie, numérise, derrière ses écrans d’ordinateur, le monde, le Tibet, cartographie, répertorie tous les sommets pour atteindre celui qui compte plus que tout : le mont Phur Ri dit « la montagne volante ». Tout comme la narrateur nomme avec son amoureuse Nyema, de la tribu de pasteurs qui les guide, les nuages dans une langue qu’eux seuls comprennent, tout comme les deux frères dessinent de nouvelles constellations dans le ciel étoilé, tout comme le moinillon vêtu de rouge écrit des prières pour le fleuve :

« mais ce soir-là
il se réjouit à la vue du chocolat amer
que je prélevais sur nos réserves pour le lui offrit
et plus encore à celle du crayon qu’il quémanda
et avec lequel il écrivit une suite de syllabes
sur un galet poli par le fleuve.

Il rejeta le caillou dans l’eau afin que le courant
l’emporte, ainsi le mantra continuerait-il de prier
et prierait-il encore lorsque celui qui l’avait confié
aux flots serait depuis longtemps endormi
ou aurait migré dans un autre corps. »

Éprouver le monde en le nommant ou en le numérisant revient au même. Il faut alors affronter ces sommets tant contemplés derrière les écrans, tant rêvés, tant craints dans les paroles et légendes des pasteurs. Ce souci de réalisme rencontre bien sûr les crevasses de glace qui se dérobent sous les pas, des départs déchirants : Reviendront-ils vivants ? des angoisses existentielles : ce monde que je nommais, embrassais derrière mes écrans, quel est-il vraiment ?
Et bien sûr ce n’est jamais ce qu’est en soi ce monde qui compte in fine. Ce ne sont que les liens tissés que l’on a défaits, liens du sang, du cœur, de la mémoire et cela seul le langage peut les dire. Ce sont nos pas qu’il faut à la fois dire et faire.
Ransmayr évoque également l’oppression chinoise et la religion bouddhiste avec ses moulins à prières, ses monastères où les corps des défunts sont offerts aux vautours, sans pour autant donner à son récit une coloration sociopolitique. Les deux frères se tiennent à l’écart de la guerre des hommes pour livrer leur propre combat, celui qui leur appartient véritablement. Silence et violence de la glace. Les batailles de l’époque demeurent feu de paille. Vous êtes embarqués.
Ce récit d’une très grande beauté, simple et retenue, est composé en vers libre, ce qui demeure tout au moins original. L’auteur s’en explique au début :
« Depuis que la plupart des poètes ont pris congé de la phrase versifiée et recourent, à la place des vers, à des rythmes libres et à une phrase flottante articulée en strophes, le malentendu s’est fait jour ici et là, qui veut que tout texte constitué de phrases flottantes, donc de lignes d’inégale longueur, relève de la poésie ? C’est faux.
La phrase flottante – ou mieux : la phrase volante – est libre et n’appartient pas seulement aux poètes. »
Projet enthousiasmant certes mais qui ne touchera pas grand monde tant la question du vers laisse indifférente les critiques de poésie actuels. À la lecture, on vole effectivement de crête en piton enneigé avec Ransmayr qui a réussi à imposer sa « petite musique ». Authentique réussite donc. Légèreté d’autant plus nécessaire que nous progressons sûrement vers la mort d’un frère, lecture indéniablement masochiste qui sera récompensée par la « leçon » du récit, sa réflexion profonde sur les pouvoir du langage et de l’écriture, sur cet étrange désir de beauté malgré les drames les plus puissants.
Ce livre n’a pas rencontré beaucoup d’échos ici en France et quasiment aucun dans les milieux de la poésie contemporaine. C’est un signe peut-être rassurant.

Merci à Christophe Manon qui me l’a fait découvrir.

dimanche 20 avril 2008

sur l'abîme du parterre de pascal boulanger

Noli me tangere

Car sans ces éloignements, les âmes n’apprendraient jamais à s’approcher de Dieu.
Jean de la Croix






Qui fait place au monde dans l’échancrure de sa lumière
le désert des nuits laissant trace
d’une présence renoncée ?


Au commencement
la lumière se retire, pour dévoiler un espace enfin nu et disponible,
pour que toute volonté entre au-dedans d’elle-même.


C’est ainsi que les oiseaux s’ouvrent aux étangs
c’est ainsi que chacun se choisit d’instant en instant.


Je suis celui mobile et tremblant immobile dans le temps.
Je suis celui qui trouve et ne trouve plus un amour.




Je cherchais quelqu’un – là-bas – mais où ?


Quelqu’un passant
par-dessus l’ombre du temps

Quelqu’un pour qui



le rêve est une seconde vie



Qui ne dit jamais que oui dans l’éclat de la présence




Un oubli de ma propre obscurité est-il maintenu
quelque part
dans un autre royaume ?


Je cherchais un centre où aller, d’où revenir…

un espace complet pour rêver et m’inventer.



La voix s’est égarée en chemin.




Dans le parfum qui sépare

(tout ce qui s’accomplit est-il fait
pour l’oubli ?)



J’ai peur

de l’abandon
et de ma perte




Touchant l’étoffe qui sépare

- je ne veux plus que la mémoire humaine passe en moi -


dans l’humide des pourrissements
dans la vengeance du ressentiment


Je suis grand et souffrant comme le siècle auquel j’appartiens
suis-je idole de la caverne,
idiot et faible me vantant de mon idiotie et de ma faiblesse ?


J’ai des amours pour que la vérité ne me fasse pas périr.




Je suis là

dans l’échec et la question
dans la beauté qui ne fait pas question

m’offrant sans me dérober
m’avouant sans me désavouer

dans l’attente que rien d’attendu ne détruit encore


Voyageur qui pense en marchant
parle dans un saisissement qui le dessaisit




Le premier cri – la buée des lèvres – le dernier souffle

la lumière et son attente
l’inexistence


le détour
le retrait
le silence


Je voisine par un abîme – je le sais – indistinct
cherchant ce que je sais déjà




La splendeur du sang
rêve d’une fin joyeuse
au commencement des mondes

La chevelure de l’aube maudit
le désir des mères

Qui demeure seul, dans cet abîme,
ne voyant ni fond ni rive ?


Quelqu’un passe l’éponge sur le tableau
un papillon se peint les ailes
une voix inonde mon oreille


Rien qu’une scène vide
un cœur qui bat lui-même
du battement du dehors




La pensée se pose la question du commencement
de l’oubli livré à l’oubli

mais si je deviens ce que je vois
ne suis-je pas en toute chose, éternellement ?


Regard
sauvegarde


méthode sans méthode


Je m’arrange ici-bas
dans le jour et l’heure
parmi les herbes et les fleurs


Avec cette outre d’excréments
comme là-haut
yeux fixés au-dessus du ciel


Le cœur consumant
l’amour incendiant

le manteau bleu livré aux fauves
le cou de Flore d’où jaillissent des lys




Une voix me réveille
je lui reste fidèle dans le départ

« on ne va pas à l’amour sans arrachement et sans perte »

Qui parle d’abandon ?
l’abondance sur la ville fait mes délices
les livres par milliers m’avalent dans le clair-obscur

Je reste ici et j’attends
que tu ouvres la porte et la pousses

Qu’une parole m’atteigne
et je renais à la parole




La touche et son retrait
la levée qui disparaît en se levant


Il est temps
que chacun vienne et parte
chante et vise
le front des idoles


Pour refaire ce qui a été défait
dans le don
l’abandon du cœur




« Quitte ton pays et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai »


On s’en va sans savoir
espérant contre toute espérance

mais en sachant
qu’une voix quand elle chante
chante toujours son amour et sa perte
touche un instant le ciel
touche un instant l’abîme




(Entend qui a des oreilles)




Surgissement / évanouissement

A toi de comprendre
à toi d’entendre

Me voici je suis là
je suis toujours là pour toi

Si c’est toi que j’appelle
je n’appelle personne d’autre que toi

Je suis là et je m’en vais
m’effaçant dans la lumière d’un jardin
l’obscurité d’un tombeau

Me voici
ici
mais pas ici même
ailleurs
en partance
mais ici
avec moi-même
sans être le même

Tu vas me croire
si tu m’entends
si tu entends ma voix qui dit ton nom
le nom que j’ai choisi pour toi

son infinie levée
sa présence et son écart



(Marie-Madeleine)



Aucune amarre jamais plus
ne te retiendra au rivage

Tu ne tiens rien tu ne peux
rien tenir
ni retenir
voilà ce qu’il te faut aimer
et savoir

Voilà ce qu’il en est
d’un savoir d’amour
exerce toi à perdre
ce que tu étreins

Perds ce que tu aimes
aime ce qui t’échappe
aime celui qui s’en va
aime qu’il s’en aille




Fais-moi entendre mon nom et fuis, mon amour mon parfum,
je tuerai la mort en te retrouvant.


J’ai
Je sais
Je désire
J’aime encore beaucoup



l’amour



et ces voiles blanches

sous un ciel affolé par l’orage

jeudi 17 avril 2008

le soleil blanc de charles-mézence briseul

le soleil (est) comme un gros fruit doré
les freux blancs volent dans de longues courbes tendues
au gré du vide
et l’océan ne cesse de lutter pour engloutir l’astre magnifique
« la lutte des hommes, papa, qu’en avez-vous fait ? »
nos regards n’y pourront rien changer
aussi hauts, aussi bas
nous ne sommes pas petits
nous ne sommes pas misérables
lorsque nous tentons d’envahir ce qui se présente

laissez les freux blancs m’embrasser
laissez les freux blancs m’embrasser

partir tôt n’est pas indispensable
la cornée des yeux brûle
sous le toit de feu blanc
si haut, si vaste
la nue n’est pas encore là, nous nageons
dans le vide lumineux, vierge, immense
en attendant de plonger



réduits, si peu, écrasons
jour et nuit en un seul
lumineux !
si longs
et la vacuité campe avec nous
j’aime tant ma femme, mes amis, mes proches, je leur promets toujours des choses intenables pour être sûr
je respire l’odeur des livres neufs car ils finiront brûlés, c’est si bien !

mercredi 2 avril 2008

à lire!


Un livre de critique en poésie contemporaine est chose aussi rare que précieuse car la plupart du temps nous inflige-t-on bavardages ineptes à prétention "scientifique", anthologies, florilèges et renvois d'ascenseur que ne lisent que ceux qui y figurent. Pascal Boulanger, auteur de plusieurs ouvrages de poésie, nous livre ici une belle somme qui reprend nombre de ses contributions critiques à des revues comme Europe, Poésie 1, Action poétique, Artpress, Java, La Polygraphe. L'ouverture d'esprit de l'auteur (la question des avant-gardes avec Tel Quel entre autres est abordée tout comme celle du lyrisme ou de la poésie dite chrétienne) et l'absence de souci universitaire rendent la lecture de ce livre particulièrement facile et agréable. On lira ce livre également pour les pistes tout à fait originales de réflexion qu'il nous propose. Je retiens principalement la place qu'accorde Pascal Boulanger à l'histoire dans la poésie, place trop souvent négligée au profit du jeu vain ou de la confidence. Ainsi cite-t-il fort à propos Heidegger:
La poésie n'est pas simple ornement qu'accompagnerait la réalité humaine, ni simple enthousiasme passager, elle n'est pas du tout une simple exaltation ou un simple passe-temps; la poésie est le fondement qui supporte l'histoire.
et d'ajouter lui-même:
La poésie doit dévoiler l'histoire, et l'histoire qui se dévoile poétiquement n'est évidemment pas l'histoire des historiens, ni l'histoire historiciste. Elle est l'expérience singulière du temps, c'est-à-dire la façon dont le temps est vécu dans la vécu du temps.
Outre les critiques, on trouvera également des entretiens avec Yves di Manno au sujet de la nouvelle traduction des Cantos de Pound, avec Philippe Beck, Clément Rosset, Henri Deluy ou encore Jacques Henric.
En marge des ouvrages plus conventionnels, ce livre se veut une traversée personnelle dans les territoires de la poésie contemporaine, attentif à la fois aux fusées fulgurantes de notre modernité tout comme à ses discrètes paperoles.
Voilà donc un livre important qui devrait faire débat à l'heure où la poésie ne provoque plus rien.