jeudi 24 avril 2008

la montagne volante de christoph ransmayr


« Je mourus
à 6840 mètres au-dessus du niveau de la mer
le quatre mai de l’année du Cheval.

Le lieu de ma mort
se situait au pied d’une aiguille rocheuse caparaçonnée
de glace où j’avais survécu une nuit à couvert du vent. »

Ainsi commence La montagne volante de Christoph Ransmayr, romancier autrichien. Ainsi commence le récit de l’ascension par deux frères d’un « 7000 mètres » au Tibet oriental, vierge de toute tentative, entraperçu par un pilote en perdition lors de la dernière guerre.
D’occident, plus exactement l’Irlande, où Liam, le frère du narrateur, s’est construit une maison sur une île battue par les vents, en orient, avec ses hautes montagnes réservées aux dieux et aux démons.
De la mer à la terre.
Deux frères et un père, proche de l’IRA, ridicule à bien des égards, une mère partie pour un autre .
De la haine à l’amour et retour… De la vie à la mort et inversement.
Voilà le cadre d’un récit qui dépasse largement celui de l’anecdote alpiniste. L’une de ces « œuvres qui ne sont pas seulement de la littérature mais qui nous révèlent le sens de la vie, ses arcanes » nous prévient la quatrième de couverture.
Et nous évoluons effectivement dans un monde éblouissant de beauté fait de drapeaux de glace, de papillons immaculés et de colonnes blanches s’élevant dans les cieux, capable de nous offrir, outre l’aspect existentiel, une profonde méditation sur le langage et ses pouvoirs, sur l’écriture et ses possibilités.
Pour préparer le périple, Liam tisse des réseaux de mails avec l’Asie, numérise, derrière ses écrans d’ordinateur, le monde, le Tibet, cartographie, répertorie tous les sommets pour atteindre celui qui compte plus que tout : le mont Phur Ri dit « la montagne volante ». Tout comme la narrateur nomme avec son amoureuse Nyema, de la tribu de pasteurs qui les guide, les nuages dans une langue qu’eux seuls comprennent, tout comme les deux frères dessinent de nouvelles constellations dans le ciel étoilé, tout comme le moinillon vêtu de rouge écrit des prières pour le fleuve :

« mais ce soir-là
il se réjouit à la vue du chocolat amer
que je prélevais sur nos réserves pour le lui offrit
et plus encore à celle du crayon qu’il quémanda
et avec lequel il écrivit une suite de syllabes
sur un galet poli par le fleuve.

Il rejeta le caillou dans l’eau afin que le courant
l’emporte, ainsi le mantra continuerait-il de prier
et prierait-il encore lorsque celui qui l’avait confié
aux flots serait depuis longtemps endormi
ou aurait migré dans un autre corps. »

Éprouver le monde en le nommant ou en le numérisant revient au même. Il faut alors affronter ces sommets tant contemplés derrière les écrans, tant rêvés, tant craints dans les paroles et légendes des pasteurs. Ce souci de réalisme rencontre bien sûr les crevasses de glace qui se dérobent sous les pas, des départs déchirants : Reviendront-ils vivants ? des angoisses existentielles : ce monde que je nommais, embrassais derrière mes écrans, quel est-il vraiment ?
Et bien sûr ce n’est jamais ce qu’est en soi ce monde qui compte in fine. Ce ne sont que les liens tissés que l’on a défaits, liens du sang, du cœur, de la mémoire et cela seul le langage peut les dire. Ce sont nos pas qu’il faut à la fois dire et faire.
Ransmayr évoque également l’oppression chinoise et la religion bouddhiste avec ses moulins à prières, ses monastères où les corps des défunts sont offerts aux vautours, sans pour autant donner à son récit une coloration sociopolitique. Les deux frères se tiennent à l’écart de la guerre des hommes pour livrer leur propre combat, celui qui leur appartient véritablement. Silence et violence de la glace. Les batailles de l’époque demeurent feu de paille. Vous êtes embarqués.
Ce récit d’une très grande beauté, simple et retenue, est composé en vers libre, ce qui demeure tout au moins original. L’auteur s’en explique au début :
« Depuis que la plupart des poètes ont pris congé de la phrase versifiée et recourent, à la place des vers, à des rythmes libres et à une phrase flottante articulée en strophes, le malentendu s’est fait jour ici et là, qui veut que tout texte constitué de phrases flottantes, donc de lignes d’inégale longueur, relève de la poésie ? C’est faux.
La phrase flottante – ou mieux : la phrase volante – est libre et n’appartient pas seulement aux poètes. »
Projet enthousiasmant certes mais qui ne touchera pas grand monde tant la question du vers laisse indifférente les critiques de poésie actuels. À la lecture, on vole effectivement de crête en piton enneigé avec Ransmayr qui a réussi à imposer sa « petite musique ». Authentique réussite donc. Légèreté d’autant plus nécessaire que nous progressons sûrement vers la mort d’un frère, lecture indéniablement masochiste qui sera récompensée par la « leçon » du récit, sa réflexion profonde sur les pouvoir du langage et de l’écriture, sur cet étrange désir de beauté malgré les drames les plus puissants.
Ce livre n’a pas rencontré beaucoup d’échos ici en France et quasiment aucun dans les milieux de la poésie contemporaine. C’est un signe peut-être rassurant.

Merci à Christophe Manon qui me l’a fait découvrir.

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