mardi 6 mai 2008

qui vive de christophe manon

[…]
*

Le jour est en sueur. Les peupliers ont des relents
d’angoisse et quelque part dans la forêt danse le chêne ivre.
Devant le malheur les montagnes se courbent
et les grands fleuves cessent de couler
et s’assombrit la rive ouverte à l’herbe touffue.
La Terre s’est plissée ici et là.
La Terre s’est plissée une fois, deux fois,
trois fois, et s’est ouverte au milieu.
La Terre est couverte de boue et de sang et maintenant
elle tremble. Maintenant les morts enterrent
les vivants et les vivants sont comme les morts.

L’univers tombe en miettes.
Des os compacts recouvrent la surface des globes.
Une ombre immense s’étend sur le monde.
Pas même les oiseaux ne savent où ils vont.
Ici ils ne s’égaillent pas comme tous les oiseaux,
ne se découpent pas en nuées libres.
Ici les oiseaux se suivent à la queue leu leu, tristes,
accablés, soumis, comme entre deux rangées de flics.
Voici le cri d’un nuage noir qui cercle les arbres morts.
Voici les francs-tireurs tous scalpés trois fois et trois fois.
Voici venu le temps où ne peut sourire
que le cadavre, le cadavre heureux de son repos.

*

Maintenant, tu affûtes griffes et crocs, camarade.
Tu lisses ton poil afin de le rendre plus soyeux
et tu commences le rite magique
en traçant deux larges cercles sur le sol,
l’un à l’intérieur de l’autre. Entre les deux,
tu inscrits des signes que toi seul sait déchiffrer.
Alors tu te places au centre et te mets à danser
en tournoyant sur toi-même de plus en plus
rapidement. Puis tu murmures des imprécations
dont tu ignores le sens et la finalité :

Tirål taïlí ra-a-a-hè
Aou, aou, chikharda kåvda !
Chivda, vnoza, mitta, minogam,
Kalandi, indi, iakoutachma bitas,
Okoutømi mi nouffan, zidimä

Ensuite, tu te recouvres jusqu’aux yeux de fumier,
d’ordures et de fientes, pour que l’éclat des coups
de feu ne t’aveugle pas, pour que les balles
ne fassent pas de nouveaux courants d’air
dans ta silhouette improbable. Enfin, tu regardes
droit devant toi dans la direction que tu as décidé
de suivre coûte que coûte et tu te mets en route :

*

Dans l’obscurité, tu ne distingues rien, camarade.
Tu avances avec une difficulté toujours croissante.
Atmosphère irrespirable et poisseuse. Humidité pourrie.
Ici tout est moite. Suffocations. Halètements. Sueur.
Vent chaud et humide qui colle à la.
Ici les objets répandent une odeur nauséabonde.
Les êtres aussi. Surtout les êtres.

Silencieux, muscles tendus, tu rampes entre
des flaques d’eau stagnante, des tôles ondulées, des briques brisées, des barils de plastiques, des cartons détrempés, des mares de boue bleu sombre, des débris de vaisselle, des planches pourries, des morceaux de polyester, des pelures de pommes de terre, des éclats d’os délavés, des déjections et ordures de tous ordres,
tu rampes en repoussant la nuit devant toi.
Tes pensées se désagrègent peu à peu sous la chaleur,
dans le silence sans fin d’un monde en train de s’achever.
Tu es épuisé, camarade, mais au point où tu en es,
tu ne peux plus reculer. Il faut encore ramper
et ramper encore. L’esprit terrassé par.
Terrassé par la fatigue et l’angoisse, l’esprit.

Ramper et ramper encore à travers
l’abrutissant vent chaud qui semble souffler
de tous côtés et fait bouger les bâtiments comme des serpents.
Ramper sur le sol agité d’un tremblement régulier.
Allant seul de l’avant et y allant avec détermination
malgré la frousse et les membres meurtris.
A perte de vue : d’immenses étendues d’arbres carbonisés.
A perte de vue : des immeubles en ruine, des routes défoncées.
A perte de vue : des champs de squelettes et des carcasses
de véhicules constellés d’impacts de balles. Impression.
Impression que la terre va céder sous ton poids, qu’elle vient
à ta rencontre et t’attire par un mouvement de succion.

*

Vers quoi te diriges-tu ainsi dans cette nuit
obscure au-delà de l’obscur, camarade ?
Vers quelle lutte incertaine et sans espoir ?
Tu l’ignores et cependant tu avances vers
un destin qui n’est peut-être pas le tien.
Dans ta progression tu croises des créatures
qui semblent sorties d’un cauchemar,
toutes plus repoussantes les unes que les autres.
Elles ondulent ou se dressent sur leurs pattes
arrière en poussant de sourds gémissements
comme des appels désespérés aux vents,
à la lune, au vide de l’espace infini.
Sont-elles venues d’un autre continent,
d’une planète lointaine, d’un monde au-delà
de la mort, d’un lieu plus fangeux que la fange ?
Sont-elles surgies d’anciens rêves
qui empiètent sur le monde à l’état de veille ?
Tu l’ignores et cependant tu avances, camarade.

*

Le moment venu seras-tu capable de faire ça, camarade ?
Seras-tu capable d’appuyer sur la gâchette et de tirer ?
Pourras-tu donner la mort sans hésiter ?
Même pour survivre quelques heures, quelques jours peut-être.
Est-ce possible ? Comment en es-tu arrivé là ?
Il faudra bien cependant puisque telle est la situation.
Survivre jusqu’au lendemain. Plus peut-être.
Un sursis pour un être en sursis dans un monde en sursis.
Pourtant n’oublie pas, camarade, la mitraillette est une machine
parfaite pour tuer, mais inutile pour se protéger.
Se protéger de la mort. La sienne ou celle d’un être proche.
Du froid, de la solitude, du désespoir, du non-sens.

T’es-tu jamais demandé à quoi peut ressembler la mort, camarade ?
A-t-elle même une apparence ou n’est-ce qu’un brouillard,
une vapeur, le néant qui s’empare de l’être ?
Voit-on une image, un visage, un masque peut-être,
pareil à ceux des acteurs japonais ou des tragédiens grecs,
autrefois, quand il existait encore des acteurs et des tragédiens ?
Entend-on quelque chose ? Un cri ? Un chant ? Le sifflement
d’un oiseau ? Le cliquetis métallique d’un verrou ?
Que ressent-on à cet instant ? A-t-on peur ? A-t-on froid ?
A-t-on chaud ? Ou bien soudain se sent-on apaisé,
comme lavé de toute crasse, reposé de toute fatigue ?
Est-ce une sensation commune à tous les êtres
ou différente pour chacun ? Saisit-on en un instant,
comme on le dit parfois, de quoi est faite une vie humaine,
ce qui, dans cette vie, est le plus important ?
Revoit-on en accéléré, par flashs, le film des moments,
heureux ou non, qui ont comptés pour nous ? Son approche
sera-t-elle effrayante ? Sera-t-elle pour toi une ennemie
décidée à t’arracher à la terre pour t’entraîner dans la nuit scintillante ?

Bientôt ton tour viendra, camarade, et tu n’y a jamais songé.
Ta ténacité, ton obstination têtue t’ont toujours poussé
de l’avant sans que le doute ne t’effleure jamais.
Mais instinctivement, dans ta brutalité épaisse, pleine de bon sens,
tu n’ignores pas que cela ne sert à rien de penser
à la mort, car aussi préparé qu’on soit, elle se présente
à chacun de façon inédite. Simple. Limpide. Évidente.
Comme la trajectoire d’une balle qui touche au cœur sa cible.

*

Dans l’enchevêtrement tu es maintenant incapable de distinguer
les pattes des serres et des griffes tournoyantes,
les serres et les griffes tournoyantes des pattes,
les griffes tournoyantes serres pattes des explosions de grenades à main tapis de bombes éclats de mitraille,
les griffes tournoyantes serres pattes explosions de grenades à main tapis de bombes éclats de mitraille de tes branchies babines crocs ventre à toi
dans l’instant de sang gélatine viande provisoirement nommé
combat. N’ayant pour les coups contre ta propre substance
nul autre baromètre que la douleur ou plutôt
la montée soudaine de douleurs multiples et ininterrompues.
Dans cet anéantissement continuel sans cesse
réduit à tes éléments les plus petits et te rassemblant sans cesse
à partir de ces débris dans une reconstruction continuelle.
Te voilà maintenant bien plus grand qu’un homme,
et il te semble que tu es toi-même le danger, camarade,
et à l’intérieur de ce danger, tu es le noyau.

*

Maintenant tu as mal, camarade, d’une douleur sans âge,
celle qui parcourt à gros bouillons de sang
la longue histoire de l’humanité. Maintenant
tu voudrais cesser d’entendre et de voir,
te transformer en plante ou mieux encore en pierre,
incapable d’un cri ou d’un geste, et tu voudrais sombrer
dans un long sommeil qui n’arrive pas.

Maintenant tu as mal, camarade.
Tu agonises ou tu es déjà mort. Peu importe.
Tu fermes les yeux et te recroquevilles en position fœtale.
Tu voudrais simplement rejoindre ton terrier natal,
te coucher dans ta ruche tout confort pour une longue nuit
sans rêve. Désireux maintenant de dormir en paix.

Tu ignores qui tu es, où tu es, et ce que tu fais, camarade.
Tu ignores si tu te trouves au centre ou à la périphérie de la mort.
Et quelle importance d’ailleurs ? Lèvres clauses, tu cherches.
Tu cherches des mots, mais dans quelle langue
et pour communiquer avec qui ?
Les yeux écarquillés comme un animal
sauvage surpris dans sa fuite, tu protestes.
Tu ne comprends pas et tu protestes.

Ne t’en fais pas, camarade. Dans ce monde mourir
n’est pas difficile. Vivre l’est beaucoup plus.
Vivre n’a de sens que relié aux nombreux cercles
de l’espace noir. Ne t’en fais pas. Ta mort était
déjà ancienne quand ta vie commença.
Mais est-ce mourir cette incompréhension,
cette surprise, la bouche ouverte, les bras ballants ?
Tu fermes les yeux, camarade.
Tu fermes les yeux et tu vois maintenant.
De ton lointain passé surgissent des souvenirs
que tu croyais disparus à jamais :

Mais est-ce mourir cette incompréhension,
cette surprise, la bouche ouverte, les bras ballants ?
Tu fermes les yeux, camarade.
Tu fermes les yeux et tu vois maintenant.
De ton lointain passé surgissent des souvenirs
que tu croyais disparus à jamais :

*

L’océan. Le ressac des vagues sur la grève.
L’écume en rythme irrégulier caresse les rochers.
Les bruits du monde viennent mourir sur ce rivage battu
par un vent légèrement iodé et chargé d’humidité.
Le soleil trône majestueux dans un ciel qu’aucun nuage
ne trouble et pose des reflets argentés sur l’étendue liquide.
Dans les colonnes d’air chaud qui montent de la surface de l’eau
les oiseaux planent en larges spirales ascensionnelles.

Ses longs cheveux noirs fouettés par le vent
frôlent tes lèvres, camarade. C’est une caresse
très belle et très douce. Son regard se perd
sur l’immensité de la mer. Tu observes
avec avidité son visage fin aux yeux sombres
et profonds, légèrement en forme d’amandes,
qui lui donnent un petit air asiatique. Tu l’observes
intensément. Aussi intensément que possible.

La mort rôde entre vous, indistincte et sournoise,
sans savoir encore quelle forme adopter ni lequel
de vous deux frapper en premier lieu. Tu voudrais
imprimer à tout jamais cette image dans ton esprit,
camarade. Faire une photo, à cet instant précis,
serait mal venu, une faute de mauvais goût.
C’est cependant ce qu’il te faudrait car tu ne fais
aucune confiance en ta mémoire toujours défaillante
et tu redoutes que disparaisse à jamais
le souvenir de cette précieuse minute.

Elle n’ignore pas combien tu l’aimes, camarade, combien
tu penses à elle dans tes nuits d’errance à travers les rues
délabrées des cités, combien tu rêves d’elle dans tes rares
moments de repos. Elle n’ignore pas que tu ne veux rien
oublier des instants qui vous ont réunis, que tu ne veux rien
perdre de ses baisers, de ses caresses, de son rire
moqueur, ni de ses longs silences qui te plongeaient
dans un profond désarroi. Votre histoire fut brève et violente
et vous vous êtes déchirés avec une sauvagerie de bêtes
féroces et cependant votre amour demeure infini et éternel.

Mais elle : tout à fait en dehors et ailleurs, lointaine,
sur le départ déjà, elle observe le ressac des vagues
avec la majesté distante des carnivores
qui semblent s’absenter soudain dans une méditation
douloureuse et immobile. Tu voudrais dire quelque chose,
camarade, lui adresser des paroles réconfortantes,
ébaucher un sourire, mais rien ne. Non rien.
Ton esprit est aussi vide que le ciel sans nuage. Aussi vide que.
Vous demeurez murés l’un et l’autre dans votre solitude.
Elle surtout. Surtout elle.
Seul le clapotis de l’eau sur les galets dresse un pont
invisible entre vous. Lien ténu qui s’effrite peu à peu.
Pourtant, une immense vague d’amour te submerge
à l’instant où le soleil disparaît derrière l’horizon.

Ses yeux ont embrasé ton cœur, camarade,
et toujours il battra au rythme de ses cils comme
lorsque dans vos étreintes tendrement furieuses ton regard
se noyait dans le sien. Tu sais maintenant qu’il n’y a pas
d’amour sans peines et que le bonheur a la saveur
brûlante de ses lèvres posées sur les tiennes.
Tu sais maintenant que votre amour est impossible
et qu’il n’en restera que des éclats de douleur
qui ne cesseront de t’infliger de nouvelles blessures, même
lorsque le temps aura cessé et que son souvenir ne sera plus
qu’une vieille image racornie et jaunie,
à peine lisible. Un simple mirage. Un reflet.
Alors l’absence pèsera, douloureuse et grise.
Tu le sais. Tu ne la reverra plus, camarade, et jamais plus
vos lèvres ne s’uniront. Jamais plus vos corps ne passeront
l’un sur l’autre. Jamais plus sa main ne cherchera
la tienne ni son regard ne croisera le tien.
Jamais plus vous ne. Plus jamais.
Tu as maintenant l’impression d’être infiniment ancien,
inhumainement vieux, parvenu au bord extrême de la vie,
et dans ce moment de profonde détresse savoir
qu’elle existe ne t’aide pas à trouver le monde moins laid.

Ton cœur est un tambour sans maître, camarade.
Ton cœur est un vaste cimetière, un espace de décombres
et de ruines où des ombres fantomatiques errent
en silence dans le silence. Alors te revient à l’esprit
le temps lointain où la guerre civile et le souffle
de la révolution mondiale n’avaient pas encore élevé
ce mur invisible et pourtant infranchissable entre
vos deux corps. Puis tout s’affaisse à nouveau
dans le présent très sombre.

[…]

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