samedi 16 février 2008

feuilleton théorique 2

IVAR CH'VAVAR

QUELQUES REFLEXIONS SUPPLEMENTAIRES

1. Ce qui précède se termine d’une façon un peu panique, et l’on voit bien que j’ai perdu le fil à un moment.
En effet, j’avais bien insisté sur le fait que l’espace poétique ne pouvait se confondre avec l’espace du poème. J’avais parlé aussi du “monde” poétique”, en me demandant si je devais le distinguer de l’espace poétique, et j’avais laissé la question en suspens.
Au dernier paragraphe du texte, non seulement il n’est toujours pas répondu à cette question, mais on pourrait croire que l’espace poétique s’est ramené à l’espace du poème, que l’on est retombé dans cette confusion, puisque c’est bien du poème que je parle à ce moment-là.
Et pourtant, la phrase «L’espace poétique serait donc l’espace d’appropriation du réel» me paraît valable, si on remonte un peu plus haut.
L’espace poétique n’est pas le monde intérieur d’un poète. C’est plutôt le lieu (et le moment) où ce monde se resserre et se dispose en vue du poème sans se “carrer” encore en lui, ni être embarqué déjà par le chant. C’est en quelque sorte la zone frontière, le no man’s land, théâtre d’ombres où on est toujours dans le mental, mais où les doigts commencent à s’agiter et à chercher les briques du poème, et où la gorge commence à grommeler pour attraper la première note du chant.

2. Je pensais parler surtout de l’imagination, et je n’en ai en réalité pas dit grand chose …
Ce qui m’intéressait, c’était au fond de montrer l’imagination au travail, mais il me faut constater que, sur ce sujet, j’en sais très peu, et la raison en est bien simple : quand j’écris un poème, c’est dans un état de concentration et, à la fois, de confusion, extrême. Les deux ne se distinguent pas. Et je suis trop occupé à faire pour me regarder faire.
Je vais tout de même avancer ceci: l’espace poétique est le lieu et le moment où l’image prend forme, devient véritablement image. Où l’imaginaire (passant par la langue, la profération se fixe dans l’image. Mais l’image n’est pas fixe, elle garde toute la mobilité de la faculté imaginante, qui n’est jamais en repos. C’est pourquoi elle reste “irréductible”. Elle est la charnière, elle appartient à deux mondes: celui où elle est “fixée”, cristallisée; et celui où elle garde toute sa virtualité, toute sa puissance, tout son mouvement. Elle est fixée dans son mouvement, et, par définition, son mouvement ne peut être fixé ni arrêté.
Ce qu’on appelle image, c’est un mouvement. Et sa saisie, par la langue, qu’on peut appeler sa formulation. L’image n’existe pas si elle n’est pas “saisie”; mais, d’autre part, sa saisie ne doit pas l’arrêter dans son mouvement. Explosante-fixe.

3. Autres considérations sur l’image:
L’image poétique est une irrégularité, une dissonance, quelque chose qui arrête l’esprit, le bouscule et l’interroge. Par cette irrégularité, dissonance, bizarrerie, incohérence, l’image casse et ouvre, elle est effraction. Il en va de même en musique : c’est la dissonance qui ouvre l’œuvre, pas la clé. Et en peinture, l’irrégularité. C’est ce qui a donné dans le derniers tiers du XIXe siècle un si grand avantage aux peintres qui ne savaient pas peindre : les deux plus grands peintres, et de loin, de cette époque extraordinaire, ne savaient pas. Or, il fallait justement que la peinture se désapprenne; les autres (Manet, Monet…) ont désappris, mais ils restaient malgré tout des peintres sachant peindre. Pour Cézanne, Van Gogh, il en allait tout autrement: ils ne pouvaient vraiment s’appuyer que sur les manques et défauts de leur peinture. — Voilà qui nous rapproche de l’image poétique, parce qu’ils sont dans le défaut, l’irrégularité, — et l’effraction.
Ce qui vaut le plus pour moi dans l’image, c’est l’instantanéité, ce déchirement brusque: parce qu’il déchire le voile de la vision ordinaire et nous montre le réel tel qu’il est.

Quelqu’un comme Albarracin, à traquer le secret de l’image, à courir le nez sur la piste, par les bois fabuleux… il est toujours au cul de l’image, il ne lui lâche pas les basques. Il ne leur laisse pas le temps, aux images, de se détacher l’une de l’autre, il les saisit en pleine métamorphose, en pleine scissiparité, c’est kyrielle et fondu-enchaîné. Ça m’étourdit, mais je n’ai pas le temps de voir, de sertir (parce que voir c’est aussi sertir) , ça me repousse tout le temps sur le côté, ça me tient en lisière.

ll y a des poètes — ce n’est pas le cas d’Albarracin, qui a un grand souci de vérité, de sincérité — qui ne se conçoivent pas autrement que comme des poètes à images, à flux tendu d’images, je pense à René Char notamment, parce que pour eux un Grand Poète doit vivre la tête dans les ima-ges, laisser tomber de là des apophtegmes et sentences qui sont encore des images, ou des images d’images, des resucées d’images, ou que sais-je? (tout cela tellement fabriqué, mais habilement fabriqué — du grand art! mais faux, à preuve : les universitaires se jettent là-dessus pour tourner leurs sujets de dissertations; les hommes politiques pour montrer dans leurs discours qu’ils ont de la “culture”). — Posture du poète noble.
Je l’ai dit, ça n’est pas celle d’Albarracin: lui roule à terre avec l’image, en quelque sorte, il est trop jeune chien pour jouer au grand homme, il se fiche des discours et des dissertations, et surtout il a une morale lucide.

Avec Albarracin, on est sur une ligne. Il ne s’agit pas d’une ligne droite, elle est pleine de boucles, cette ligne, elle revient sur elle-même, etc.; mais, il me semble, ça reste toujours une ligne, le lecteur ne peut faire autre-ment que de la suivre, il est tiré comme par un hameçon, ça bouillonne autour de lui, il est complètement groggy, il ne peut prendre aucun recul, à peine le temps de respirer, il ne peut habiter cette poésie-là, il ne peut que filer avec elle. — Ou elle le rejette sur la berge.
Et le poème entier est fuite. Il ne créera pas d’espace.
Évidemment, ça coule de source, ça suit la pente, qui est celle de l’inspiration. Mais je crois que la poésie a beaucoup à gagner si elle résiste à cette pente. — Albarracin lui-même a tenté de le faire avec ses poèmes arithmonymes des Fruits de la gravité. Mais, obligé de travailler sur chaque mot, de juguler le flux, de résister à la pente ( t c’est curieux, alors, qu’il ait appelé ces poèmes fruits de la gravité), il ne s’intéressait qu’à regarder l’image sourdre, et comment elle se tordait sous sa contrainte … il ne pensait pas du tout à l’espace poétique, je crois, encore moins en termes de cadre. Cela n’est venu qu’au moment où il s’est mis aux sonnets.

On retourne maintenant devant le tableau. Il y a un cadre, qui casse la linéarité et instaure un espace (d’abord une surface). Mettons que ce tableau soit un poème, eh bien on a un cadre, on va travailler dedans comme un peintre. On travaille les masses, etc. , la matière. On pétrit et on étale la matière, on dispose les masses. À travailler la matière on oublie qu’on est un Poète et qu’on a de Grandes Choses à dire, de Grandes Images à apporter. On désapprend les tics et les trucs du poète, on ne sait plus rien, on ne sait pas ce qui va arriver (1). On travaille presque comme un maçon, on construit un mur de mots, mais il faut que ce soit un mur parlant, et chantant: un poème. Ça exige beaucoup de travail, parce qu’il y a beaucoup de matériau qui arrive, c’est un éboulement, il faut étayer, colmater. Et dans ces matériaux il y a des images mentales, demi-vues, des souvenirs et fantasmes, enfin, il y a des choses qui se montrent à l’œil de l’esprit, et on ne va pas tout prendre, tout garder, on prend la pierre qui correspond au trou qu’on a là, et on ne veut pas construire seulement un mur, une paroi, mais on sent bien qu’on fait une demeure, une maison pour le monde qui se presse là.
On est une sorte de facteur Cheval, on ne dispose pas de tellement de temps, on n’est pas très riche d’outils, ni d’art… Alors il y a des irrégularités, des malfaçons, des “dissonances”, mais on comprend qu’il faut faire avec, parce qu’on ne sait pas faire un poème, ou on contraire on le sait trop. Soit il faut désapprendre, et on désapprend en apprenant à faire autrement, — en travaillant avec le rebut, la pièce défectueuse, etc. — Soit on n’apprendra jamais assez dans la voie des Maîtres, des Grands Poètes, par-ce qu’on est un petit, un humble, un sous-doué, et alors, attendez que je retrouve la citation, elle est quelque part dans ce tiroir, la voilà: «Les minorités [ lisons les laissés-pour-compte et loosers, les minorisés, si vous voulez ] les minorités deviennent fortes quand elles se servent de leurs propres atouts sans essayer d’imiter ceux de la majorité.» C’est Annette Messager qui le dit ( citée dans le Petit dictionnaire des artistes contemporains, Larousse, 2003 ).

Je parlais des images — au sens d’images poétiques. Il en va dans le poème des images comme du reste. On a les images qu’on peut, mais il se peut que les images d’un poète-travailleur, poète plâtrier ou maçon, — eh bien les images sont toujours données de toute façon, ou elles sont fausses, fabriquées, et leur inauthenticité apparaîtra bientôt. Je veux dire que cette manière d’écrire — celle des sous-doués de l’écriture — parce qu’elle est très risquée et hasardeuse, qu’elle compte beaucoup sur la chance… alors la chance, justement, elle la provoque, par l’ouverture même de l’esprit, béant, qui reçoit tout comme ça lui tombe sur le groin.
Or, l’image est l’effraction. Par quoi entre le réel. Elle rompt le cours du poème — pour le lecteur: l’auteur, lui, il a à peine le temps d’apercevoir les images, il lui en choit sans qu’il les voie; parfois, il en ramasse bien une qui a quand même besoin d’un coup de burin, d’une petite retouche, il l’a vue du coin de l’œil, l’image, et qu’il lui fallait sa retouche… Donc l’image rompt le cours du poème. Mais elle ne fait pas que briser sa linéarité : elle troue sa surface, quand le poème a pu devenir une surface. ( Par ce trou entre le réel ). Et elle en creuse l’espace, quand le poème a pu construire son espace.
L’image est perpendiculaire au poème. Elle vient en travers. S’il est une ligne, elle le coupe. S’il est une surface, elle le troue. S’il est un espace, elle l’ouvre, mais alors sans le faire éclater. C’est plutôt qu’elle donne accès à son arrière-monde, ou — oui, ce serait mieux de dire son anti-espace. C’est-à-dire au réel : l’anti-espace du poème, c’est le réel. Et il rentre dans le poème par tous les trous du mur.

Encore un mot sur le cadre… Rimbaud en vient à la prose, dans les Illuminations, parce qu’il cherche un cadre. — Quelque chose de carré ; et de concret, de dur ; dont le vers le tenait éloigné. Il casse le vers pour trouver cette surface, échapper à la linéarité, c’est un pas en avant dans l’espace poétique. — Il a cherché d’abord dans le vers même (Mémoire), mais il finit par s’installer dans la prose, parce que la prose occupe toute la surface de la page (Villes). Le mouvement même peut s’enrouler dans la page pleine, gagne à le faire. À des moments, il s’exprime mieux dans le vers (Marine, Mouvement) — peut-être — , mais Rimbaud est très pictural dans les Illuminations, c’est presque un parti-pris, on le sent, alors il en vient à la sur-face, qui est la page saturée. Il prend le cadre, et dans ce cadre il arrive avec son espace poétique.
La poésie vise à la saturation, au remplissage complet de la page (2), mais pas comme la prose, qui le fait mécaniquement. Non, la poésie est toujours en vers, et toujours plus.

(Janvier, février, mars 2007)


(1) En art la vérité, le réel commence quand on ne comprend plus rien à ce qu’on fait, à ce qu’on sait, et qu’il reste en nous une énergie d’autant plus forte qu’elle est contrariée, compressée, comprimée.
Matisse, Jazz.

(2) Ou d’une partie de la page. Mallarmé n’accorde tant d’importance au blanc que pour mieux encadrer le poème, mieux l’enfermer, et aussi faire ressortir, par le contraste du vide, sa densité.

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